
Par Toavina R., directeur de la transformation numérique et acteur citoyen à Antananarivo
Le silence intérieur d’un peuple qui, enfin, se regardait en face
Lundi 13 Octobre 2025. Antananarivo s’éveille au rythme des tambours et des klaxons. Place du 13 Mai, symbole de la démocratie à Madagascar, la foule s’est rassemblée pour fêter ce qui paraissait impensable, la fin d’un pouvoir qui avait trop duré.
Des milliers de jeunes, d’ouvriers, d’étudiants ont envahi l’espace public. Les drapeaux flottaient, les musiques résonnaient avec un sentiment de délivrance et derrière chaque sourire, le silence intérieur d’un peuple qui, enfin, se regardait en face.
Car depuis des années, c’est la politique de la peur qui règne. Pas seulement la peur des juges ou de la police, mais la peur d’un quotidien injuste. Un simple partage de post sur Facebook pouvait valoir une convocation. Un marché disputé, un rival mal placé et la machine administrative se refermait. Aux douanes, dans les appels d’offres, dans les licences d’importation, les passe-droits valaient loi. Durant des années, l’économie s’était transformée en un terrain d’intimidation, sous fond de corruption organisée à grande échelle et entretenue par un cercle restreint d’intouchables. Ce groupe détenait tous les leviers de la société, les affaires, l’administration, la justice et les médias. Omnipotents, Ils avaient le pouvoir de tout faire, comme bloquer un projet, ruiner une entreprise ou faire taire une voix.
C’est pourquoi, ce n’est pas un hasard si le régime s’est effondré en deux semaines et demie, plus personne n’y croyait et rapidement l’armée a pris position sans violence, dans le seul but d’éviter un vide.
Cette libération, nous la devons à cette jeunesse qui a porté le poids d’un pays épuisé, maintenu dans un long silence et lassé d’espérer. Selon le Macro Poverty Outlook publié par la Banque mondiale en avril 2024, près de 80 % des Malagasy vivent aujourd’hui sous le seuil international de pauvreté fixé à 2,15 dollars par jour.
Mais derrière ce chiffre froid, il y a la vie réelle, celle des foyers qui s’éclairent à la bougie, une population privée d’eau, des familles qui survivent plus qu’elles ne vivent.
C’est au milieu de cette dureté qu’ une génération s’est tenue debout. Il faut bien comprendre que la jeunesse ne voit plus d’avenir ici. Leur ambition n’est même pas de fuir le pays pour une vie meilleure, mais plutôt de s’exiler pour envoyer de quoi faire vivre ceux restés au pays.
Cette libération, nous la devons également à la diaspora, ceux qui, il y a des années, étaient comme cette jeunesse et qui ont réussi à partir. Sur les réseaux sociaux, de Paris à Montréal, de Maurice à Genève, elle a donné un écho à leurs colères, une crédibilité à leurs combats, une visibilité à leur espérance. L’attachement de la diaspora se traduit comme un miroir tendu à la jeunesse restée au pays qui lui renvoie son courage, son intelligence et sa dignité.
Malgré cette extrême pauvreté, Madagascar a tout pour vivre dignement. Des terres fertiles, de l’or, des minerais rares, une mer généreuse et une jeunesse instruite
Oui, nous avons des ingénieurs, des développeurs, des techniciens qui font tourner les systèmes informatiques de l’Europe. Nous avons également des ressources naturelles capables de financer nos hôpitaux, nos écoles, nos infrastructures. Mais tout ce que nous produisons enrichit d’autres. Nos richesses partent, nos talents s’exportent et nos efforts servent ailleurs. Nous sommes devenus les petites mains du progrès mondial, une économie sous-traitée et dépossédée de son propre futur.
Un ami m’a récemment raconté un souvenir, un matin au nord de Majunga, des pêcheurs tiraient leurs filets troués dans un estuaire. Un chalutier chinois s’est approché, immense et mécanique. En quelques minutes, il a tout emporté. Les pirogues tanguaient, impuissantes. Cette image dit tout, un pays riche, pillé à ciel ouvert, sans que personne ne s’en émeuve vraiment. Mais elle dit aussi notre résistance que même après le saccage, la mer finit toujours par revenir. Car ce qui est tombé aujourd’hui, ce n’est pas seulement un homme, c’est un système. Celui des connivences, de la complaisance et de la peur intériorisée.
Car en effet, changer de président ne servira à rien si la logique d’impunité persiste
Ce n’est pas d’un homme providentiel dont Madagascar a besoin, mais d’un État qui se gouverne enfin avec exigence et courage. L’administration publique doit redevenir un service public et non plus un espace corruption, de favoritisme et de passe droit. Il faut aller plus loin que le symbole, refonder les institutions, dépolitiser la fonction publique, instaurer des mécanismes indépendants de contrôle des marchés et des finances publiques.
Que les budgets, les marchés, les contrats miniers soient publiés en ligne, accessibles à tous. Que le numérique, longtemps détourné à des fins de surveillance ou de communication politique, devienne un outil de transparence performant dans l’administration. Nos ressources, terres, mers, minerais, savoirs, doivent cesser de nourrir les richesses d’autruis pour enfin financer nos écoles, nos hôpitaux et nos routes.

Le calme actuel n’aura de valeur que s’il mène à la justice. La stabilité, que si elle ouvre la voie à la réforme.
Ce qui se joue aujourd’hui, ce n’est pas la fin d’un régime ni un éternel recommencement, c’est surtout l’occasion ou jamais, de nous prendre en main pour un vrai tournant et une nouvelle vision. Mais cet élan ne tiendra que si l’armée rend rapidement le pouvoir à une entité civile, qu’elle soit collégiale, gouvernementale ou transitoire mais capable de penser un nouveau système, et pas seulement d’organiser de nouvelles élections. Revenir trop vite aux vieilles pratiques serait répéter les mêmes erreurs.
Le combat sera d’autant plus difficile que la communauté internationale n’acceptera pas facilement notre trajectoire. Elle voudra une autre issue, plus conforme à ses habitudes qu’à notre réalité. Nous serons suspendus, isolés, peut-être punis d’avoir décidé seuls. Malheureusement ce sera le prix à payer pour retrouver notre souveraineté.
Mais, pour la première fois depuis longtemps, nous pouvons nous relever, non par miracle, mais par notre volonté de changer tout un système afin que nos générations à venir puissent vivre libres, dignes et indépendantes.