Les petites IA, modèles à petite échelle et hautement spécialisés

Les « petites IA », des modèles à petite échelle et hautement spécialisés
Les « petites IA », des modèles à petite échelle et hautement spécialisés

L’intelligence artificielle (IA) a une portée mondiale, mais son impact est largement local.

Si les innovations révolutionnaires de l’IA — au sens large — émanent encore principalement d’une poignée de laboratoires puissants des pays les plus riches du monde, ses effets sociaux et économiques les plus marqués ne se feront pas sentir dans la Silicon Valley : ils se matérialiseront dans des villes comme Accra, Amman, Karachi, Lima, Lomé, Rabat, Vientiane ou Suva.

À cet égard, plusieurs sous-domaines de l’IA recèlent un gigantesque potentiel : la prédiction et la prise de décision, la vision artificielle et la détection, le traitement du langage naturel et la reconnaissance vocale, la robotique et l’automatisation, ou encore l’IA générative. Ils accélèrent les découvertes dans le domaine de la science du climat et transforment l’agriculture, la santé et l’éducation. Toutefois, leur impact dans les pays à revenu faible et intermédiaire dépend d’autre chose : la pertinence locale, les données locales et la capacité d’action locale.

Pour exploiter le pouvoir de transformation de l’IA partout dans le monde, nous devons faire le lien entre le meilleur de la technologie mondiale et les réalités vécues par les populations locales. Cela signifie qu’il faut améliorer l’accès à l’internet et à l’énergie, la puissance de calcul et les modèles computationnels, les informations contextuelles (données de haute qualité et bien gérées) et les capacités pour développer et mettre en œuvre des solutions d’IA, tout en élaborant des applications qui reflètent le contexte culturel et les priorités des populations locales. Pour progresser rapidement et à grande échelle, nous devons combiner les solutions d’IA susceptibles d’améliorer les résultats du développement, compte tenu des contraintes existantes, à des efforts visant à créer l’écosystème et l’appétit d’investissement nécessaires pour que les pays en développement deviennent eux-mêmes des innovateurs. 


D’abord, privilégier les données locales pour obtenir des bénéfices au niveau local.
 Si les outils puissants d’apprentissage machine, y compris les grands modèles de langage, permettent de réaliser des progrès remarquables dans des domaines tels que l’éducation, la santé et l’agriculture, souvent, ils ne sont pas à la hauteur de leur potentiel lorsqu’ils sont appliqués sans adaptation à des problèmes locaux spécifiques des économies émergentes. Les populations locales pourraient bénéficier bien davantage de solutions d’IA personnalisées, développées en fonction de leur environnement ou adaptées à celui-ci, en utilisant des données qui reflètent leurs besoins, leurs valeurs et leurs préférences.

Dans toute l’Afrique, l’émergence de modèles d’IA à petite échelle et hautement spécialisés — les « petites IA » — témoigne d’une perception plus fine et plus efficace des ressources et des besoins régionaux. Il peut notamment s’avérer utile de faciliter des flux de données internationaux et de connecter les instituts de recherche mondiaux qui construisent les modèles aux centres de recherche locaux qui sont, eux, en mesure d’introduire le contexte local. Le Togo Data Lab (a) est un bon exemple. Ce partenariat entre le ministère togolais de l’Économie numérique et l’université de Californie-Berkeley, a pour but de mettre sur pied une structure durable de science des données au sein de l’administration nationale.

Ensuite, renforcer l’infrastructure et l’éducation numériques pour favoriser l’innovation locale. Il est indispensable de disposer de bases solides pour l’IA, notamment des connexions et une énergie fiables, des ressources computationnelles accessibles sur le terrain, via des centres de données ou le cloud, des informations contextuelles sous forme de données de haute qualité et bien gérées, et de capacités pour développer les usages de l’IA. Pour que les avancées de l’IA bénéficient aux groupes vulnérables, des initiatives éducatives ciblées devraient permettre à diverses populations, y compris les groupes historiquement marginalisés, de participer activement à ces innovations.

Les programmes qui proposent des formations et des ressources destinées à des groupes sous-représentés ont déjà démontré leur efficacité en apportant des solutions innovantes et pertinentes au niveau local, même en l’absence d’une grande puissance de calcul ou de vastes ensembles de données. Le programme African Women in Tech and AI mené en partenariat par l’UNESCO, le Centre international d’intelligence artificielle du Maroc et la Fondation OCP, en est un bon exemple. En outre, il est essentiel d’encourager les petites innovations ciblées de manière à remédier à des problèmes locaux, plutôt que de miser exclusivement sur des modèles d’IA généraux à vocation commerciale. De telles applications sur mesure, soutenues par une science des données solide, favorisent des solutions durables et centrées sur la population locale, qui répondent aux besoins du monde réel. Par ailleurs, les pays doivent réfléchir à la façon de tirer parti de leurs actifs — qu’il s’agisse de ressources minérales ou de données — plus efficacement pour financer des investissements qui leur permettront de passer du statut de consommateurs d’IA à celui de producteurs d’IA.

Enfin, concevoir une gouvernance de l’IA qui concilie la coopération internationale et la souveraineté nationale. Une gouvernance efficace de l’IA n’est pas synonyme d’uniformité. Il s’agit plutôt de créer des normes et des cadres qui favorisent la collaboration sans compromettre l’autonomie d’un pays ou le contrôle de ses ressources. L’élaboration de modèles de gouvernance clairs permettant aux pays de collaborer et de partager en tant que pairs et donnant la priorité à l’interopérabilité, peut renforcer la collaboration mondiale tout en préservant la souveraineté. En commençant par le déploiement de programmes pilotes au sein d’un petit groupe de pays afin de tester et d’affiner ces modèles et ces règles au niveau régional, il serait possible d’établir des précédents utiles pour une application plus large. 

Image


Principales mesures pour dégager des synergies entre IA locale et IA mondiale

Les discussions qui ont eu lieu lors du Sommet mondial du numérique 2025 ont mis en évidence que la voie à suivre n’est ni mondiale ni locale, mais médiane. C’est une voie qui conjugue des éléments des deux approches pour apporter des solutions et des innovations à l’échelle des habitants des pays en développement. D’une part, si les infrastructures et modèles mondiaux continueront à favoriser les avancées des capacités de l’IA, ils ne pourront pas libérer tout leur potentiel sans une contextualisation et une adaptation locales. D’autre part, les modèles de « petite IA », basés sur des ensembles de données spécifiques, peuvent résoudre de manière plus efficace et efficiente de nombreux problèmes actuels, sans investissement important. Les acteurs locaux détiennent les connaissances, les données et la confiance de la communauté nécessaires pour que l’IA, sous toutes ses formes, soit non seulement transformatrice, mais aussi digne de confiance et fiable.

Les participants à la table ronde ont énoncé six mesures impératives :

  • Investir dans les talents locaux et de la diaspora pour alimenter une innovation inclusive ancrée dans les priorités nationales et les contextes régionaux.
  • Privilégier l’action domestique en renforçant l’éducation, les infrastructures et les capacités avant de s’appuyer de manière excessive sur des solutions importées.
  • Impliquer les populations locales dans les processus décisionnels afin de s’assurer que le développement de l’IA est démocratique, inclusif et cohérent avec le vécu de ceux qu’il entend servir.
  • Donner la priorité à des applications dans le monde réel qui répondent directement aux défis locaux et créent une valeur significative pour les habitants, en particulier dans les zones mal desservies.
  • Adopter une démarche de gouvernance proactive, impliquant les décideurs politiques et les institutions, en reconnaissant le potentiel de l’IA et en agissant de manière ciblée pour concevoir ses applications locales.
  • Dépasser le court terme pour construire des écosystèmes d’IA souverains, durables et tenant compte du contexte.

Les entrepreneurs, les acteurs du secteur privé, les universités et les gouvernements des économies en développement réfléchissent déjà à l’échelle mondiale et agissent à l’échelle locale pour apporter des solutions d’IA pertinentes et efficaces dans les contextes où elles peuvent faire la plus grande différence. Les organisations de développement et les autres partenaires devraient les aider à intensifier ces efforts pour mettre l’IA au service du développement.

Thierry BARBAUT
Thierry Barbaut est spécialisé dans l'intersection entre technologies numériques, entrepreneuriat et développement durable en Afrique. Avec un parcours atypique marqué par une immersion précoce sur le terrain, il a construit en 25 ans un écosystème d'actions concrètes touchant 34 pays africains. Expert des plateformes collaboratives 3.0, mentor d'entrepreneurs et architecte de stratégies numériques pour les institutions internationales, son travail transcende les frontières sectorielles pour répondre aux Objectifs de Développement Durable (ODD).