Des Afriques et mille réalités

Vincent Garrigues
Vincent Garrigues

Une interview de Albane Dreyer

Vincent Garrigues : « Il y a ‘des’ Afriques, mille réalités »

Vincent Garrigues
Vincent Garrigues

Directeur clientèle en charge du pôle Afrique et Moyen-Orient de Reputation Squad, Vincent Garrigues est un spécialiste reconnu des médias et des relations presse sur ces deux régions du monde qu’il connaît sur le bout des doigts.

Ancien journaliste au service Afrique de Radio France Internationale et ex-correspondant étranger pour RMC et RTL notamment, il a mené de nombreuses missions de communication, aux Emirats arabes unis comme en Afrique pour des institutions consulaires, des organisations internationales et des groupes privés… Ce qui en fait un interlocuteur de choix lorsqu’il s’agit d’évoquer la conversation vers les Suds.

La communication en Afrique est-elle si différente de la communication en Europe ?

Je parlerais de diversité plutôt que de différence. Si la globalisation des tendances tend à uniformiser les goûts et certains comportements, elle n’efface pas, et c’est heureux, les totems identitaires. Une campagne de communication en Estonie est-elle réplicable en Espagne ou en France ? A priori non, pour des raisons évidentes de préhension culturelle. Et pourtant oui, pour de nombreux ‘produits’ du panier mondialisé. Ces balises de la post-modernité existent donc aussi sur le continent africain.

A côté de cela, il faut faire un peu de géographie politique et tordre le cou aux idées simples : les aires musulmanes du Sahel, l’Afrique des forêts pluviales, la dynamique afropolitaine des cités géantes comme Lagos ou Nairobi, la singularité modeuse de Johannesburg, le laboratoire rwandais, l’esprit atlantique de Casablanca et Dakar, etc., autant d’écosystèmes et de rythmes pour des modernités alternatives. En Afrique comme en Europe, pour toucher les gens il faut articuler l’intimité, la culture, les mobilités, les identités, la globalisation et le pouvoir. Sans jamais perdre de vue ces nouvelles classes moyennes dopées par la croissance de leurs Etats, aujourd’hui 150 millions de personnes et quelques 900 millions en 2040.

Qu’avons-nous à apprendre des pratiques de communication sur le continent africain ?

Le kongossa — un terme familier désignant les rumeurs populaires — a manœuvré la dynamite des fake news bien avant les réseaux inventés par les geeks de la Silicon Valley. Ainsi, voyons le continent comme un Empire de la rumeur vagabonde hérissé de digues grosso modo inutiles, celles des ‘médias d’Etat’ sous contrôle, que personne ne croit mais que tout le monde regarde. Le charivari du Net et la doxa propagandiste cohabitent, compliquant les initiatives de communication. Puisqu’en vérité, aucune source n’est fiable. Donc aucun message. Il nous faut donc d’abord apprendre à décrypter ces univers, à en intégrer la rythmique si particulière, ce balancement entre la plus surgissante immédiateté et un temps infini. Puis on verra que le rapport oral/écrit n’est pas celui que l’on connait, et là encore, nous aurons à reparamétrer les instruments. Puis on comprendra que les termes de l’échange sont volontiers façonnés par quelque chose qu’un courriel aller-retour ne remplacera jamais, soit un contact direct, une poignée de main, un regard. Quelque chose de très incarné, suffisamment chargé de confiance et de dignité pour oser dépasser ce “passé qui ne passe pas” entre l’Afrique sub-saharienne et le Nord.

Le continent saute à pieds joints dans l’ère numérique, en reprenant possession de ses espaces politiques et en repensant ses économies.

Quelles sont les principaux axes de développement du département Afrique ?

Avant toute projection incantatoire sur l’émergence — un mantra contesté par les jeunes élites africaines -, il faut ouvrir les yeux sur ce qui se passe : nouveau scénario géopolitique, nouvelle géométrie de l’universalité, hybridation des tendances et affirmation des identités, réécriture permanente d’un modernité devenue multiple, sublimation vaguement totalitaire des grands commencements, dissémination de l’ici dans l’ailleurs. Le courant du post-colonialisme fait tomber les statues les unes après les autres, érige ses mythes transitoires et engage des centaines de millions d’humains dans un processus de « sortie de la grande nuit », comme le disait Frantz Fanon. Le continent saute à pieds joints dans l’ère numérique, en reprenant possession de ses espaces politiques et en repensant ses économies.

Ainsi, en s’appuyant sur les forces vives de Reputation Squad, multilingues et habituées à travailler sur les territoires de la diversité, nous souhaitons intensifier les échanges avec les acteurs des Suds. Sérendipité, ductilité, agilité, sensibilité sont nos viatiques. Pour coller avec les aspirations de la génération en passe de prendre les commandes, pour entrer en conversation avec leurs jeunes enfants élevés en mode multi-écrans, pour engager le débat avec et entre ceux qui animent déjà les nouvelles routes du commerce, le matin à Dubaï, le soir à Abidjan, le lendemain à Harare, l’agence peut investir tous les terrains de la création visuelle, sonore et écrite. Nous aimons la couture sur mesure, parce qu’il ne nous viendrait pas à l’idée de porter le costume du voisin. Il y a bien “des” Afriques — mille réalités comme autant d’aspirations à tresser un récit -, pour lesquelles certains recyclent d’anciens plans de communication comme autant de vieux tours de magie.

Le mobile représente-t-il un enjeu de communication significatif sur le continent africain ?

Soyons clair : nos clients veulent du frais qui claque au vent, du stylé bien dosé, de l’énergie et du sens. Pour que cela fonctionne en pleine intégration avec les dynamiques sociales dans tel pays ou telle région, Reputation Squad déploie des actions de ‘communication augmentée’ en valorisant en tout premier lieu le mobile.

Selon l’Union internationale des télécommunications, on comptera bientôt 500 millions d’utilisateurs de smartphone sur 30 millions de km², pour une population constituée à 70% de moins de 25 ans et urbanisée à 41%. Le seul Nigéria sera, à la moitié du siècle, le troisième pays du monde et sa quatorzième économie. Sans avoir connu de révolution industrielle, l’Afrique, continent digital, fait déjà 42% de ses transactions e-commerce par le smartphone. Un véritable aggiornamento s’impose à nos manières de voir, de commercer, d’échanger avec ce continent au sud dans lequel furent inventés, je le rappelle, les technologies des transferts financiers par téléphone et celles du cloud.

Nous sommes en plein virage, au moment où l’accompagnement par de vrais spécialistes est le plus utile.

La communication gouvernementale a-t-elle pris le tournant du digital en Afrique francophone ?

C’est très variable selon les territoires et les modes de gouvernance. En fait, tout le monde prend conscience du caractère incontournable du numérique, mais nombreux sont ceux qui hésitent encore à franchir le pas. Chaque jour qui passe rapproche ces résistants de leur obsolescence programmée. Les Africains, le peuple le plus jeune de la planète, les a déjà condamnés. Quand ils sont actifs sur les réseaux, les gouvernants ont parfois du mal à prendre du champ avec les poncifs de la propagande. Donc oui, le tournant est pris. Disons que nous sommes en plein virage, au moment où l’accompagnement par de vrais spécialistes est le plus utile. Les choix à faire engagent l’avenir des territoires et des peuples, la qualité de leur réputation, la force de leur image, la pertinence de leur identité.

La course africaine vers le digital, telle l’éclair, frappe encore d’effroi les générations matures, promptes à jouer localement les tech-gourous parce qu’elles peuvent s’offrir tous les smartphones à la mode. Pour s’en servir, en revanche, mieux vaut demander à leurs enfants ou petits-enfants, qui, grandissant dans des économies plus ouvertes mais aussi plus chahutées, savent attribuer des usages distincts à leurs outils numériques. Nés avec le web, ils le maîtrisent mieux. Les plus anciens, en Afrique comme ailleurs, oublient leurs mots de passe, ouvrent des profils sans queue ni tête et postent parfois des vidéos très privées depuis leur bureau.

Une forme d’opinion publique est née, encore largement ignorée par les pouvoirs, qui circule sur les plateformes digitales.

La presse française joue-t-elle encore un rôle important auprès des opinions des pays francophones ?

Hors Maghreb et Afrique australe, il n’y a aucun média africain endogène qui puisse revendiquer une audience internationale et afficher une crédibilité par-delà ses frontières. L’agence Pana et Africa N°1 sont de lointains souvenirs. Du coup, c’est — c’était ? — un boulevard pour les médias de tous les ailleurs, occidentaux, arabes et asiatiques. Chez les francophones, assurément, ce qui n’a pas été entendu sur RFI ou vu sur France24 ne peut pas être tout à fait vrai.

Volontiers indifférents au torrent de fantaisie qui dévale les colonnes de la presse locale, les dirigeants politiques tendent l’oreille dès que leur pays est cité, et s’irritent bien plus de 10 mauvaises lignes dans un hebdo parisien que d’un dossier complet dans le journal du coin. Alors la presse “française” joue-t-elle un rôle important ? Source-mère, la dépêche de l’Agence France Presse peut encore décider, ici et là, en tant que seule expression de la vérité, du sort de tel ou tel système. Ce modèle se noie peu à peu dans l’espace numérique indivis.

Dans ce contexte, fort d’une connaissance fine des enjeux et du milieu, un bon conseiller en communication travaillera l’amont et l’aval, facilitera l’expression des acteurs publics et des influenceurs, accompagnera le partage des idées là où il le faut. Ce travail de fond, en ce qu’il éclaire le réel — qui reste bien le réel -, fera éclore in fine des voix inédites. Il convient donc de proposer des récits cohérents, sourcés, instruits par l’exemple. Les stratégies publiques doivent être clairement présentées, les résultats aussi. Les prises de parole politiques doivent être séquencées et adaptées à l’auditoire, commentées, partagées. Les projets à vocation commerciale gagnent à être confrontés à l’opinion, à risquer le débat, à prendre le vent de face. In fine, les différentes actions de communication créent l’archipel de ces liens consubstantiels à l’équilibre social et à l’adhésion culturelle, qui sont autant de messages positifs fléchés vers les citoyens, la région, le monde.

Sur les réseaux, les écrans, les pages, partout rebondit une conversation “spontanée” truffée de règles invisibles. Il n’y a pas ou peu de bibliothèques au sud du Sahara, les médias traditionnels n’ont aucune audience chez les moins de 30 ans, alors comment faire ? Une forme d’opinion publique est née, encore largement ignorée par les pouvoirs, qui circule sur les plateformes digitales. Instinctive, frondeuse, le dos tourné aux vieilles civilisations scripturaires, cette nouvelle foule bien plus puissante que les dépêches AFP est en marche. Elle pèsera bientôt un quart de l’humanité. Imaginez un peu : soixante pour cent des continentaux ont moins de 25 ans ! Cela fait d’ores et déjà 630 millions de jeunes qui tracent leur route, échangent des infos, rêvent leur vie en ayant accès aux 36 millions d’articles en 291 langues de Wikipédia, aux 6 milliards d’heures vidéo de YouTube et à une myriade de télévisions. Notre vocation, c’est d’être au cœur de ce décentrement épistémique.

Thierry BARBAUT
Thierry Barbaut - Directeur des financements solidaires chez 42 www.42.fr - Spécialiste en nouvelles technologies et numérique. Montage de programmes et de projets à impact ou les technologies et l'innovation agissent en levier : santé, éducation, agriculture, énergie, eau, entrepreneuriat, villes durables et protection de l'environnement.