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Comment la kalachnikov a changé le monde

Ces derniers mois, des faits divers meurtriers à la kalachnikov ont régulièrement fait la une de l’actualité dans le sud de la France. Le 27 novembre, un lieutenant de police marseillais a été touché de deux balles de kalachnikov lors d’une course poursuite, et est décédé le 8 décembre. Le 22 décembre, un jeune de 17 ans a été tué de sept balles de kalachnikov à Marseille dans le cadre d’un règlement de comptes.

Le 29 janvier, les autorités marseillaises ont effectué une saisie de dix kalachnikovs dans le coffre d’une voiture, une des plus grosses de ce type dans le pays ces dernières années. Et le 10 février, deux personnes impliquées dans des affaires de grand banditisme ont été tuées à la kalachnikov sur un marché alimentaire de gros à Nice, probablement encore dans le cadre d’un réglement de comptes…

Alors que la chaîne M6 diffuse dimanche soir un documentaire démontant une filière d’importation de kalachnikovs de la Bosnie-Herzégovine vers la France, nous publions un article d’archives de novembre 2010 retraçant l’histoire de cette arme et la façon dont elle s’est imposée dans de nombreux conflits dans le monde entier.

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A la fin de l’année 1945, l’armée soviétique organise un concours interne particulièrement stressant. Joseph Staline veut un nouveau fusil et le leader soviétique charge ses militaires de sélectionner le meilleur design. Ancien conducteur de char de combat, sous-scolarisé et employé dans un laboratoire de recherche spécialisé dans les armements secrets situé dans la périphérie de Moscou, le sergent Mikhaïl Timofeïevitch Kalachnikov se lance dans la course.

Il trace les contours d’un fusil d’assaut révolutionnaire: il ferait feu en automatique et au coup par coup, n’aurait que peu de recul, serait facile à entretenir et serait muni d’un chargeur en forme de banane. Il remporte le concours. Deux ans plus tard, les prototypes du nouveau fusil qui sortent des usines portent son nom: Avtomat Kalachnikov, mieux connu aujourd’hui sous le nom d’AK-47.

L’arme la plus mortelle des temps modernes

La kalachnikov devait devenir l’arme la plus mortelle des temps modernes. Pendant les années 1990, les armes de petit calibre étaient les plus utilisées dans 46 des 49 conflits majeurs recensés par les Nations Unies. Selon certaines estimations, il existerait 100 millions de kalachnikovs dans le monde, soit un AK-47 pour 70 êtres humains.

C’est l’arme de prédilection de dizaines d’armées nationales; les guerriers talibans et les enfants soldats d’Afrique en font également usage. Depuis 1947, une myriade de modèles inspirés de l’original ont vu le jour. Auteur du livre The Gun, un ouvrage fascinant qui retrace l’essor de la kalachnikov (et, ce faisant, brosse un passionnant portrait des conflits du XXe siècle, tout en nous mettant sur la piste d’un possible successeur de l’AK-47 pour le XXIe), le journaliste au New York Times et lauréat du prix Pulitzer C.J. Chivers souligne qu’il ne s’agit pas toujours d’AK-47, mais qu’on peut tous les qualifier de kalachnikovs.

Mais la kalachnikov est plus qu’une arme à feu. Elle est devenue le symbole de l’anti-américanisme dans la pop culture. Elle apparaît sur des drapeaux nationaux, sur des bannières de partis politiques et sur des vidéos de propagande djihadistes. Et elle demeure le plus connu des produits russes d’exportation.

Le bon outil, au bon endroit, au bon moment

Comment «cette arme à la médiocrité obstinée» (c’est ainsi que C.J. Chivers la décrit), qui demeure très proche de son design robuste datant de la Seconde Guerre mondiale, a-t-elle pu devenir à ce point omniprésente, dans les conflits armés comme dans notre imagination?

Le triomphe de la kalachnikov n’est pas l’histoire d’un succès initié par un pionnier intrépide, déterminé par le marché. De fait, un tel mode opératoire aurait été bien peu soviétique. La kalachnikov était simplement le bon outil au bon endroit et au bon moment.

«L’AK-47 n’a pas connu un succès mondial parce qu’il était bien conçu et bien réalisé, ou parce qu’il a permis aux Soviétiques de dépasser le bloc de l’Ouest en matière de développement d’armes de petit calibre, écrit Chivers. Les qualités techniques n’étaient pas au centre de la production soviétique d’armements. C’était même tout le contraire. Ce sont les normes de l’armée soviétique, associées à la décision du Kremlin de décupler la production (pour des raisons liées à la politique étrangère de l’époque), qui ont permis de rendre l’AK-47 et ses imitations disponibles aux quatre coins du monde.»

Khrouchtchev prend les rênes du pays après la mort de Staline en 1953, et le pacte de Varsovie est signé deux ans plus tard. Dès lors la politique étrangère soviétique a un nouvel objectif: étendre l’influence de Moscou aux Etats satellites en leur distribuant des armes. On produit des kalachnikovs dans toute l’URSS. Dès 1956, les usines chinoises fabriquent leur propre variante du fusil. Plus tard, Khrouchtchev signera des contrats d’armement avec l’Egypte, l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Corée du Nord.

Débuts sur le terrain en Hongrie

La kalachnikov a d’abord été présentée comme une arme de résistance face à l’impérialisme, au capitalisme —autrement dit, aux Etats-Unis. Mais la propagande de la Guerre froide ne correspondait que rarement à la réalité.

Le fusil a fait ses débuts sur le terrain en 1956, lorsque l’Armée rouge a déferlé sur la Hongrie pour réprimer une révolte populaire dans les rues de Budapest. Deux évènements survenus lors de cet automne 1956 allaient préfigurer l’avenir de la kalachnikov. La répression brutale du mouvement populaire, qui fait d’abord de l’AK-47 «l’arme de prédilection des régimes répressifs, le fusil de l’occupant et de l’Etat policier»; et (plus important) la récupération rapide de l’arme par les rebelles, qui ont tôt fait de maîtriser son mécanisme peu élaboré.

Ils la retournent contre les soldats soutenus par l’Union soviétique, parvenant même à exécuter un lieutenant en plein jour. N’importe qui peut l’utiliser, et l’utiliser autant qu’il le souhaite. La kalachnikov est «fiable, qu’elle soit trempée d’eau boueuse ou recouverte de sable; si fiable que les soldats soviétiques chargés de l’évaluer avaient bien du mal à la faire s’enrayer».

Mais la kalachnikov a un autre avantage, encore plus important: son efficacité mortelle ne dépend que très peu de l’adresse du tireur. Elle peut-être tout aussi redoutable entre les mains d’un adolescent ougandais qu’entre celles d’un militant du mouvement Lashkar-e-Taïba à Bombay. Chivers nous offre une description saisissante de sa brutalité: les balles «cassent et font éclater les os. […] Les éclats des chemises des balles sont aiguisés comme des rasoirs, et se mêlent aux fragments d’os; l’ensemble continue sa course à travers l’organisme, déchirant encore plus de tissus au fur et à mesure de leur dispersion».

L’outil des «guerres asymétriques»

La disponibilité de la kalachnikov parmi les gangs des rues, les péquenauds et les rebelles tribaux a remodelé la guérilla, les combats urbains et les soulèvements populaires, premiers types de conflits de ces dernières décennies. Le Pentagone parle de «guerre asymétrique», autrement dit, d’un conflit entre deux armées de forces inégales.

Chez les militaires américains, le terme est à la mode depuis le début des guerres d’Irak et d’Afghanistan, lorsque leur armée sur-financée était harcelée par de jeunes combattants désordonnés devant souvent se contenter de kalachnikovs rouillées. Mais c’est un phénomène plus étendu: la résistance des Farc face aux assauts des hélicoptères colombiens, celle des militants tchétchènes face aux tanks russes et des insurgés kurdes confrontés à l’aviation turque sont pour la plupart imputables à la kalachnikov et à ses stocks inépuisables.

La diffusion de l’AK-47 ne s’est pas faite en vase clos. A l’époque où les fusils étaient stockés dans les entrepôts soviétiques avant d’être expédiés aux armées du pacte de Varsovie, le Pentagone concentrait ses efforts sur la course aux armements nucléaires et sur la perspective d’une invasion de chars soviétiques en Allemagne. Selon Chivers, il a «mal évalué la signification et la portée de l’apparition de l’AK-47», perdant ainsi «l’une des courses aux armements de la Guerre froide, l’une des plus importantes, mais des moins commentée» (il existe à l’opposé moins de 10 millions de M-16 en circulation dans le monde).

Le drone, nouvelle kalachnikov?

Mais les innovations du secteur de l’armement finiront forcément par rendre la kalachnikov obsolète (ce qu’elle est déjà sur le plan technique); un nouveau modèle de gilet pare-balles finira par arrêter ses projectiles. The Gun nous raconte l’influence de la kalachnikov sur les conflits armés de ces cinquante dernières années, mais qu’en est-il du demi-siècle à venir? Quel nouveau phénomène viendra bouleverser la guerre moderne? Ressemblera-t-il à l’AK-47 ou sera-t-il complètement différent?

Certains analystes pensent que l’accroissement rapide de l’utilisation des drones Predator depuis le 11-Septembre représente une évolution d’importance. Un article paru en 2009 dans le magazine Wilson Quarterly cite —sans le nommer— un lieutenant de l’American Air Force, qui déclare qu’étant donné «les taux de croissance, on pourrait raisonnablement imaginer des conflits futurs opposant des dizaines de milliers [de drones]».

En novembre 2002, un missile lancé par un Predator a tué un terroriste yéménite accusé d’avoir élaboré l’attentat terroriste ayant visé l’USS Cole, en 2000; l’appareil l’avait repéré alors qu’il conduisait sur une route de campagne, au Yémen. Depuis, les drones sont devenu un composant à part entière de l’arsenal américain dans la guerre contre al-Qaida. Plus de 40 pays travaillent désormais à l’élaboration de leurs propres aéronefs sans pilotes.

Le Predator (et ses équivalents) est précis et représente un risque relativement peu élevé, ce qui explique sa popularité parmi les forces armées jouissant de budgets confortables. Aux Etats-Unis, les drones facilitent de toute évidence les conflits armés. Mais il est difficile d’imaginer qu’ils puissent un jour devenir l’arme de «l’homme de la rue», ou un outil capable de bouleverser les cultures et les sociétés.

L’arme qui change les enfants et les manifestants

En Afrique, l’AK-47 a ébranlé l’ancienne dynamique du pouvoir. Un enfant n’est plus enfant —innocent, naïf, inoffensif— lorsqu’il vous braque d’une kalachnikov. De la même manière, un manifestant cesse d’être un simple citoyen mécontent lorsqu’il met la main sur un fusil bon marché.

Peut-être existe-t-il une arme contemporaine associant les avantages tactiques et la puissance subversive de la kalachnikov: l’attentat suicide. Un «égalisateur des rapports de force»? Exact. Bon marché, efficace, et utilisable par tous? De même. Capable de changer les «lois» de la guerre communément admises ? Oui, sur tous les points.

La comparaison n’est certes pas parfaite, ce qui ne fait qu’appuyer la théorie de Chivers, pour qui la kalachnikov demeure une arme unique. Peut être que le «nouvel» AK-47 n’existe pas, et qu’il n’existera jamais. Peut-être qu’aucun fusil ne pourra l’égaler: si résistant face à l’usure du temps, si fiable sur le terrain, si révolutionnaire dans son impact.

Nicolas Schmidle

Traduit par Jean-Clément Nau
http://www.slate.fr/story/49857/kalachnikov

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Thierry BARBAUT
Thierry Barbaut - Directeur des financements solidaires chez 42 www.42.fr - Spécialiste en nouvelles technologies et numérique. Montage de programmes et de projets à impact ou les technologies et l'innovation agissent en levier : santé, éducation, agriculture, énergie, eau, entrepreneuriat, villes durables et protection de l'environnement.
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