
L’annonce du transfert des sièges mondiaux de l’UNICEF, d’ONU Femmes et de l’UNFPA à Nairobi d’ici 2026 a suscité à la fois enthousiasme et inquiétude. Cette décision marque un rééquilibrage historique de la gouvernance mondiale — reconnaissant l’Afrique non seulement comme bénéficiaire de l’aide, mais comme centre de décision. Cependant, derrière ce symbole se cache un défi majeur : comment ces agences pourront-elles maintenir et renforcer leurs financements dans un environnement diplomatique éloigné des centres financiers que sont New York, Genève et Washington ?
Depuis des décennies, les entités les plus puissantes et les mieux dotées du système onusien se sont concentrées dans ces pôles traditionnels. La proximité des gouvernements donateurs, des banques multilatérales, des fondations philanthropiques et des investisseurs privés a permis à des agences comme l’UNICEF et le PNUD de prospérer. La diplomatie n’y est pas simplement cérémonielle : elle est de plus en plus transactionnelle. Les ambassadeurs en poste à New York et à Washington disposent de lignes directes avec les ministères des affaires étrangères et des finances, et possèdent le poids politique nécessaire pour mobiliser des financements auprès de leurs gouvernements.
Nairobi joue un rôle différent dans le système onusien. La ville accueille le PNUE depuis 1972 et ONU-Habitat depuis la fin des années 1970. Ces deux agences demeurent chroniquement sous-financées. Le problème ne tient pas à leurs mandats, mais à l’architecture d’influence qui les entoure. Le corps diplomatique présent à Nairobi est plus restreint, moins connecté aux centres mondiaux de financement et souvent composé de diplomates de niveau intermédiaire couvrant plusieurs pays. Peu d’entre eux ont un accès direct aux décideurs politiques ou budgétaires qui contrôlent les flux d’aide publique au développement.
Cette différence est déterminante. L’expérience d’ONU-Habitat en est une illustration. Malgré l’importance des villes durables dans les Objectifs de développement durable (ODD), l’agence peine depuis des années à attirer des contributions volontaires. Son personnel promeut des idées essentielles à l’échelle mondiale à partir d’une plateforme qui atteint difficilement les capitales donatrices. Le PNUE s’en sort mieux, soutenu par les pays européens sensibles aux questions environnementales et par la dynamique autour de l’action climatique. Néanmoins, ses financements restent très inférieurs à ceux des agences basées à New York. Les pays francophones comptent pourtant parmi les soutiens les plus constants du PNUE et d’ONU-Habitat ; leur engagement demeurera essentiel alors que Nairobi se prépare à accueillir de nouveaux mandats mondiaux.
Pour réussir leur relocalisation, l’UNICEF, ONU Femmes et l’UNFPA devront affronter ce déséquilibre de plein fouet. Toutes trois dépendent fortement des contributions volontaires, et leur réussite repose sur des relations étroites avec les ambassadeurs qui défendent leurs budgets, les parlementaires qui les approuvent et les fondations qui soutiennent leurs missions. À New York, ces relations se construisent chaque jour dans les couloirs de l’ONU, lors de sommets et au travers de diplomatie informelle. À Nairobi, ces interactions seront moins fréquentes et plus difficiles à entretenir, sauf évolution de l’écosystème diplomatique local.
Vu d’une perspective continentale, le calendrier rend le défi encore plus complexe. Le système onusien subit une pression financière croissante. Les grands donateurs réduisent leurs contributions, confrontés à des budgets nationaux plus serrés et à des tensions géopolitiques accrues. Les financements volontaires deviennent imprévisibles, tandis que les contributions fléchées — dédiées à des projets spécifiques — remplacent les financements de base flexibles. Dans ce contexte, déplacer des sièges mondiaux loin des centres financiers et politiques pourrait accroître la vulnérabilité plutôt que la réduire.
Ce déplacement s’inscrit également dans la montée en puissance de l’Afrique au sein de la diplomatie climatique et environnementale mondiale, notamment portée par plusieurs pays francophones influents dans les forums clés. S’il est géré stratégiquement, il pourrait inciter l’ONU à repenser sa manière de s’engager avec le Sud global. Nairobi est plus qu’un simple hub régional : c’est un centre nerveux de l’innovation en matière de développement. La ville accueille déjà le PNUE, le bureau Habitat de l’Union africaine, des banques de développement régionales ainsi qu’un nombre croissant d’ONG et de fondations. Son économie numérique est l’une des plus dynamiques du continent.
Un transfert de cette ampleur pourrait stimuler de nouveaux partenariats avec les gouvernements africains, les universités et les investisseurs privés. Les initiatives diplomatiques et environnementales récentes de la Côte d’Ivoire montrent comment les États africains peuvent influencer l’orientation et le financement des institutions mondiales. Pour les gouvernements africains de toutes les régions linguistiques, une réponse coordonnée serait bénéfique. Cela inclut un engagement fort de l’Afrique francophone, dont les dirigeants jouent un rôle crucial dans les réformes de l’UA, la diplomatie climatique et le financement multilatéral. L’Union africaine et les États membres pourraient aider le Kenya à assumer la responsabilité d’accueillir le PNUE, ONU-Habitat et les nouvelles agences, assurant à Nairobi le poids politique et l’appui continental nécessaires pour s’imposer comme un pôle mondial de l’ONU.
Le potentiel de cette évolution ne se réalisera que si des réformes accompagnent ce mouvement. L’engagement des donateurs doit être renforcé. La France et l’Union européenne restent parmi les plus grands contributeurs au financement multilatéral ; leur participation sera déterminante pour la réussite de ce transfert. La création d’un bureau de liaison des donateurs de l’ONU à Nairobi pourrait maintenir des liens réguliers avec les gouvernements donateurs et les institutions financières, et accueillir des forums périodiques similaires à ceux organisés à New York.
L’ONU et le gouvernement kényan pourraient également chercher à attirer des ambassadeurs de plus haut rang. Les gouvernements africains peuvent saisir cette occasion pour renforcer le profil diplomatique de Nairobi et encourager les pays donateurs à y nommer des représentants dotés d’une réelle influence politique et financière.
La diplomatie numérique peut combler la distance. La pandémie a montré qu’un engagement virtuel soutenu permet de conserver de l’influence, même à distance. L’UNICEF, ONU Femmes et l’UNFPA pourraient investir dans les relations en ligne avec les donateurs, dans des campagnes de plaidoyer mondiales et dans des événements hybrides reliant Nairobi aux capitales donatrices.
Des partenariats renforcés avec l’Union africaine et les communautés économiques régionales pourraient redéfinir ce que signifie être un « siège mondial ». En inscrivant leur action dans des cadres comme l’Agenda 2063 et la Zone de libre-échange continentale africaine, ces agences pourraient renforcer leur légitimité et attirer davantage le soutien des gouvernements africains. Une nouvelle génération de philanthropies et d’investisseurs africains pourrait aussi devenir des partenaires essentiels, si elle est mobilisée de manière stratégique.
Ce transfert mettra à l’épreuve la capacité de l’ONU à adapter son modèle de financement à un monde multipolaire. S’il réussit, il pourrait annoncer un système plus équitable, où l’influence ne serait plus concentrée dans quelques capitales occidentales. S’il échoue, il risque de creuser les inégalités que l’ONU cherche précisément à réduire, laissant les programmes destinés aux enfants, aux femmes et à la santé reproductive sous-financés dans un contexte de besoins mondiaux croissants.
Comme le rappelait l’ancien Secrétaire général Kofi Annan, l’ONU doit « rester proche des populations qu’elle sert ». Le symbole d’un leadership mondial se tournant vers l’Afrique est puissant ; mais le symbole ne suffira pas. Sans efforts délibérés pour renforcer les capacités diplomatiques, diversifier les financements et établir Nairobi comme un véritable centre d’influence mondiale, ce projet risquerait de devenir une expérience audacieuse qui affaiblirait — au lieu de renforcer — les missions de développement humain les plus essentielles de l’ONU.










