Petites IA et grand impact : quand l’intelligence artificielle est mise au service du développement

À l’évocation de l’intelligence artificielle (IA), on pense souvent aux grands modèles de langage qui font les gros titres des médias — des systèmes massifs, entraînés sur d’immenses quantités de données, nécessitant des supercalculateurs et extrêmement gourmands en ressources. Ils tendent à concentrer toute l’attention et suscitent des débats cruciaux autour des enjeux d’accès et de compétitivité. Mais dans les pays en développement, l’essor de formes d’IA moins complexes est en train d’impulser une autre dynamique, tout aussi puissante, et peut-être même plus transformatrice.

Ces « petites IA » présentent le triple avantage d’être abordables, accessibles et adaptées à chaque contexte. Contrairement aux grands modèles d’IA, elles ne nécessitent ni infrastructures massives ni serveurs ultraperformants. Elles reposent sur des jeux de données plus modestes, fonctionnent sur des smartphones ou des ordinateurs portables, consomment peu de ressources et sont conçues pour répondre à des problématiques locales et concrètes. Qu’il s’agisse de l’agriculture, de la santé ou de l’éducation, cette approche apporte déjà des solutions tangibles là où les ressources sont limitées et les besoins urgents.

Agriculture : cultiver la résilience et la productivité 

Les petites IA mettent entre les mains des agriculteurs des outils simples et localisés pour les aider à prendre de meilleures décisions, renforçant ainsi leur productivité et leur résilience.

Au Kenya, l’application Nuru permet de photographier une plante malade et de recevoir un diagnostic instantané sans nécessiter une connexion internet continue. De tels outils peuvent aider les agriculteurs à accroître leurs rendements et par ricochet leurs revenus. Au Sénégal, une entreprise numérique se base sur les profils des agriculteurs et les données culturales pour fournir via une appli mobile des conseils sur la gestion phytosanitaire et les besoins en eau, avec, à la clé, la mise à disposition des bonnes informations aux bons moments. Au Ghana, une start-up envoie des prévisions météorologiques hyperlocalisées par SMS et aide ainsi les agriculteurs à décider quand planter, irriguer et récolter, le tout à l’aide d’un simple téléphone. Ce sont autant d’applications pratiques, peu coûteuses et souples. 

La force de ces outils réside dans leur capacité à s’appuyer sur l’existant. En exploitant des infrastructures de base, telles que les registres locaux d’agriculteurs dans un pays comme l’Inde, les petites IA permettent de créer de nouvelles plateformes qui relient les producteurs au crédit, aux marchés et à des services de conseil personnalisés.

Santé : élargir l’accès et renforcer les systèmes de soins 

Dans le domaine de la santé, les solutions d’IA à petite échelle fournissent déjà des outils robustes et nécessitant peu de bande passante qui permettent d’élargir l’accès aux soins tout en répondant aux besoins locaux. Dans les îles du Pacifique, des applications sont actuellement mises à l’essai pour renforcer les soins maternels dans des zones reculées où il est difficile d’avoir accès à un médecin. En Inde, des outils d’IA disponibles sur smartphone ou tablette permettent de dépister la tuberculose et le diabète à distance, sans connexion haut débit. 

Surtout, les petites IA s’adaptent aux cultures locales. Au Pérou, une initiative développe des outils de diagnostic vocaux dans des langues autochtones, ce qui contribue à renforcer la confiance des populations dans les services de santé et à garantir que la technologie profite à tous. 

Éducation : combler les lacunes et personnaliser les apprentissages 

Les petites IA aident à relever l’un des plus grands défis de l’éducation : offrir un apprentissage personnalisé et de qualité à grande échelle. Au Ghana, le tuteur intelligent Rori, accessible sur WhatsApp et « formé » à l’aide de 500 micro-leçons, coûte environ 5 dollars par élève et par an, mais permet des gains d’apprentissage équivalents à une année complète de scolarité. 

Ces résultats positifs gagnent du terrain. Au Costa Rica, en République dominicaine et au Mexique, les systèmes de soutien scolaire par IA apportent des solutions d’apprentissage individualisé dans les communautés isolées et autochtones. À l’autre bout du monde, des plateformes comme Diksha en Inde et Shikkhok au Bangladesh intègrent des outils d’IA dans des applications mobiles qui fonctionnent hors ligne et sont disponibles dans plusieurs langues. Ces exemples montrent que les technologies éducatives ne doivent pas nécessairement mobiliser beaucoup de ressources pour avoir un réel impact sur les élèves et les enseignants, en favorisant une inclusion et des opportunités accrues.

Quels enseignements tirer de ces applications concrètes ?

Le succès des petites IA repose sur quelques principes fondamentaux. Premièrement, elles sont d’autant plus performantes qu’elles répondent à des enjeux très localisés et clairement définis, comme une maladie des plantes ou un problème de santé en particulier. Deuxièmement, elles gagnent à s’appuyer sur les infrastructures et les réseaux existants (registres d’agriculteurs, WhatsApp ou systèmes d’agents de santé locaux) pour étendre leur portée. Troisièmement, elles doivent être conçues en priorité pour des usages mobiles et hors ligne, sachant que les smartphones sont généralement les appareils numériques les plus répandus dans les pays en développement et que les connexions internet ne sont souvent pas fiables. Enfin, elles bénéficient grandement de la mise en place de partenariats public-privé, où l’État met en place les plateformes structurantes, le secteur privé porte l’innovation et la population locale façonne des solutions ancrées dans la réalité du terrain.

Développer des intelligences artificielles qui profitent à tous 

Les grands modèles d’IA vont continuer à repousser les limites de la recherche et de l’industrie, mais ce sont bien les petites IA qui transforment déjà la vie des populations locales. Elles apportent des solutions pragmatiques, d’un bon rapport coût-efficacité et durables. Malgré leurs limites, elles permettent aux pays en développement de surmonter des obstacles structurels et d’exploiter le potentiel de l’IA dès aujourd’hui. Aux yeux de la Banque mondiale, il s’agit d’une voie de passage essentielle vers un monde numérique plus inclusif.

Les promesses de l’intelligence artificielle ne doivent pas être un luxe réservé à quelques nations. Avec la montée en puissance des petites IA, un nouveau récit émerge, qui conjugue résilience, ingéniosité et possibles, au cœur même des communautés qui en ont le plus besoin. Un récit dont les meilleurs chapitres restent à écrire…

Avec la Banque Mondiale

Thierry BARBAUT
Thierry Barbaut est spécialisé dans l'intersection entre technologies numériques, entrepreneuriat et développement durable en Afrique. Avec un parcours atypique marqué par une immersion précoce sur le terrain, il a construit en 25 ans un écosystème d'actions concrètes touchant 34 pays africains. Expert des plateformes collaboratives 3.0, mentor d'entrepreneurs et architecte de stratégies numériques pour les institutions internationales, son travail transcende les frontières sectorielles pour répondre aux Objectifs de Développement Durable (ODD).