
Avec la Banque Mondiale
Nous vivons dans un monde où les données foisonnent, mais transformer cette abondance en croissance économique et en création d’emplois relève toujours de l’exploit. L’informatique en nuage — le « cloud » — apparaît néanmoins comme un levier de transformation puissant, en particulier dans les économies en développement. Par le passé, les entreprises de ces pays se heurtaient à des difficultés pour accéder à la puissance informatique, principalement en raison de coûts initiaux élevés pour acheter des serveurs et mettre en place une infrastructure informatique. Mais aujourd’hui, les services cloud changent la donne en permettant aux entreprises de louer des ressources informatiques évolutives, à la demande. En outre, le cloud sous-tend des technologies de nouvelle génération comme l’analyse des données massives (big data) et l’intelligence artificielle (IA), qui sont à même de doper la productivité, d’introduire des modèles d’entreprise innovants et de favoriser la croissance économique.
Reste cependant un défi de taille à relever. En effet, bien des initiatives gouvernementales destinées à promouvoir l’adoption des technologies — déductions fiscales et subventions pour les investissements en capital notamment — ont été mises en place à une époque dominée par les actifs informatiques physiques tels que les PC et les serveurs. Aujourd’hui, un grand nombre de pays offrent une forme ou une autre d’incitation à l’investissement (voir la figure 1 ci-dessous), dont beaucoup ciblent spécifiquement les technologies de l’information (TI). Ces incitations sont structurées de manière à encourager les entreprises à acheter des équipements, mais que se passe-t-il lorsque l’évolution technologique passe de la possession de matériel à sa location via le cloud ?
Figure 1 : Primes à l’investissement dans les pays en développement
Note : Correspond à la proportion des pays proposant une prime à l’investissement, définie comme la possibilité, dans au moins un secteur, de déductions fiscales ou de crédits d’impôt pour investissement qui permet aux investisseurs de déduire les dépenses correspondantes du revenu imposable ou de l’impôt à payer. Les données portent sur 106 pays à revenu faible ou intermédiaire en 2015.
Source : Base de données de la Banque mondiale sur les incitations fiscales dans les pays en développement, voir Banque mondiale (2018), Global Investment Competitiveness Report, 2017/2018.
Incitations à l’investissement, projets d’investissement traditionnels et casse-tête du cloud
De récentes données (a) montrent comment les mesures incitatives peuvent influencer les investissements dans les technologies de l’information et l’adoption du cloud, de l’IA et du big data. Si elles ont fait leurs preuves pour stimuler l’investissement dans des actifs tangibles tels que les machines et les équipements informatiques, ces politiques pourraient ne pas être aussi efficaces dans le paysage numérique actuel. Les incitations peuvent contribuer à remédier aux imperfections du marché qui rendent difficile l’obtention de financements, en particulier pour les start-up et les petites entreprises. Par exemple, il a été constaté que les entreprises éligibles augmentaient leurs investissements en matériel et en logiciels de manière significative par rapport à celles qui ne le sont pas (voir figure 2).
Toutefois, ces incitations subventionnent généralement les investissements en matériel informatique, et non les dépenses en services informatiques dématérialisés. Lorsque les entreprises considèrent les investissements dans le cloud et les TI comme partiellement substituables l’un à l’autre, les incitations peuvent involontairement les orienter vers l’achat de matériel et les éloigner de l’adoption de produits dématérialisés. Selon les données disponibles, si les mesures d’incitation stimulent les investissements dans les TI, elles ralentissent considérablement l’adoption de services cloud (voir la figure 3). L’effet est encore plus prononcé pour les petites et moyennes entreprises, qui sont souvent celles qui ont le plus à gagner de la flexibilité et de l’évolutivité de l’informatique en nuage.
Figure 2 : Les politiques d’incitation ont accru les investissements des entreprises dans le matériel et les logiciels
Note : Le graphique présente les coefficients des effets de l’éligibilité à la politique de prime annuelle à l’investissement dans le matériel et les logiciels, estimés par Callaway et Sant’Anna (2021). Toutes les régressions incluent les effets fixes année et entreprise et des variables de contrôle de l’emploi différé, du statut multiétablissements, de la propriété étrangère et de l’âge.
Source : Calculs des auteurs.
Répercussions sur l’IA, le big data et la main-d’œuvre
Le ralentissement de l’adoption du cloud a des implications plus larges. Étant donné que les services dématérialisés constituent la base informatique de l’analyse des données massives et de l’IA, tout retard dans leur diffusion peut entraver l’utilisation de ces technologies de pointe. Les travaux de recherche suggèrent en effet que les incitations à l’investissement peuvent ralentir l’adoption de l’analyse des mégadonnées et de l’IA, retardant leur diffusion de plus d’un an en moyenne.
Par ailleurs, des conséquences se font aussi sentir sur le marché du travail, car les politiques mises en œuvre peuvent freiner la demande de professionnels de l’analyse de données. Ainsi, on constate que les analystes de données peuvent subir des baisses de salaire dans les entreprises éligibles aux incitations, par rapport à leurs homologues dans celles qui ne le sont pas. Il est à noter qu’il n’y a pas d’impact significatif sur d’autres types de salariés, tels que ceux qui saisissent les données plutôt que ceux qui les analysent. Ainsi, bien que les mesures d’incitation ne semblent pas affecter la demande globale de main-d’œuvre, elles ralentissent celle de professionnels de l’analyse des données.
Figure 3 : Les politiques d’incitation ont ralenti l’adoption du cloud, du big data et de l’IA par les entreprises
Note : Le graphique présente les coefficients des effets de l’éligibilité à la politique de prime annuelle à l’investissement dans le matériel et les logiciels, estimés par Callaway et Sant’Anna (2021). Toutes les régressions incluent les effets fixes année et entreprise et des variables de contrôle de l’emploi différé, du statut multiétablissements, de la propriété étrangère et de l’âge.
Préparer l’avenir en repensant les incitations pour favoriser une économie numérique
Alors que les gouvernements s’efforcent d’accélérer la transformation numérique, les résultats exposés ci-dessus mettent en lumière un aspect crucial : les incitations conçues pour un univers de capital physique peuvent, involontairement, freiner la diffusion de technologies plus récentes basées sur les services, telles que cloud.
La raison d’être initiale des incitations était d’atténuer les coûts fixes des investissements en capital et les défaillances du marché financier qui pénalisent les petites entreprises et les start-up. Cependant, le développement du cloud réduit en partie la nécessité de telles aides en diminuant les coûts fixes des TI que les entreprises doivent supporter. Les données indiquent que les politiques conçues pour un environnement commercial dominé par les PC, les serveurs et l’infrastructure physique devraient être réévaluées à la lumière de modèles commerciaux de plus en plus fondés sur les données et les services numériques.
Si les incitations à l’investissement ont historiquement joué un rôle essentiel dans le soutien à l’adoption des technologies, elles semblent désormais mal adaptées aux réalités d’une économie numérique en évolution rapide. Les décideurs politiques devraient envisager d’adapter ces incitations pour mieux encourager l’adoption du cloud, du big data et de l’IA, autant de technologies essentielles à la croissance et à la compétitivité futures.